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Patrick Laupin dans le "Mallarmé" fait son travail de coureur des bois

Emmanuel Loi

URDLA…ça presse…n°24 p.25-26 de mars 2005

Patrick Laupin parlait à longueur de nuits et de tournées de son livre futur, en devenir, depuis des années. Son livre sur Mallarmé qu’il récitait de tête, de chic, à l’emporte-pièce, dans les bouchons au pied de la Croix Rousse, et dont nous avons eu longtemps peur qu’il reste inexécuté tel un blanc, blême à en mourir, à proprement dire sans voix, aphone, aphasique tel un disque rayé à force d’être « passé ». Lyon, visité de fond en comble, se régalait de son aède, de son tourbillon de citations. Dix, vingt ans et plus que Laupin réfutait la rédaction, reculait le moment de s’y mettre. De regrouper sanies et saillies, incises et sorties de texte. Il paraissait engranger les pages, menaçait toujours de les détruire ou de les égarer, de les abandonner sur une banquette de bar, de les saturer.

Et voilà, 2004 Seghers publie l’ouvrage. Somme impressionnante, incantatoire. D’un lyrisme drastique. Poète penseur, thaumaturge sans répit, Mallarmé est pris au mot, à la lettre. L’empathie, le dialogue, l’étreinte, comment appeler ce mouvement de l’âme qui scrute une nuit opaque en dépit de ses éblouissements ravageurs et fouille des puits profonds, des galeries souterraines ? « On a peine à concevoir jusqu’au bout la plénitude exercée de cette force d’un moment originaire de la conscience où, il faut la mort pour connaître le mystère et où, plus archaïquement, c’est de la face d’une bouche défunte, d’un lieu sans nul autre, que se retrempe et se ressource la force vivante d’un premier jugement d’existence. »(p.88). Ni biographie, ni exégèse, la visitation de l’œuvre de Stéphane Mallarmé se fait avec une ferme résolution. Les mots sont ce qu’ils disent. Piliers, pilotis, ancres flottantes. La posture épistémologique cruelle, voire féroce, avec laquelle Laupin fait son travail de coureur des bois nous pousse dans des contrées étrangement fertiles en contradictions.

Penser son instrument est ravageur, nous l’avons vu avec Glenn Gould, Thelonious Monk, Chet Baker ou Albert Ayler. L’aphasie menace, le silence n’en démord pas. A quoi bon se taire, rien faire, dire le rien pour si peu vivre ? Résolution identique à celle de Wittgenstein ou de Freud, pour Laupin, le travail effectué sur la langue par Mallarmé reste premier, fondateur d’une subversion à venir.

Tissant un texte infime, scorie de charades, battues en friche et en brèche, la richesse de la langue tarabustée laisse pantois : « travailler avec mystère en vue de plus tard ou de jamais », l’implacable lucidité de Mallarmé titille. Très justement, Patrick Laupin évoque le dilemme et la stupeur éprouvée devant les fragments, les récifs d’un Grand Œuvre appelé Livre. Le phantasme de rupture habite la plupart des pratiques d’écrivain. Graal magique, Quichotte des encyclopédies, Odyssée terrible du Livre fatal qui englobe les publications antérieures dans leur masse à la fois indécise et chiffrée, ouvrage définitif qui implose les narrativités de bon ton ou ordinaires, l’écriture dans sa quintessence comme Ethique, Mallarmé s’est attaché à cette tâche éreintante. La republication par Farrago/Léo Scheer de Quant au Livre tombe bien.. « Car nous restons devant les fragments posthumes qui nous sont parvenus comme devant les restes d’un grand jeu disparu. Nous restons devant l’énigme de leur brièveté qui fait signe, devant leur puissance aphoristique et fragmentaire comme devant un archipel de phrases qui indique un tout autre jeu du langage, peut-être le grand jeu irrésolu de l’être et de la phrase ». (p.133) La définition interroge la finitude, virtuellement, l’expression littéraire ou écrite n’a pas de raison d’être en dehors de la capitalisation de son énoncé; prennent place avec l’écrit la figure des manques, la marque des trous et béances, le pourtour des idéaux. S’y lover, s’en contenter, que ce soit une tâche primitive ou compliquée, regarde la personne à travers un miroir sans tain, le tain étant l’histoire des Lettres, des Belles Lettres. Poussées à ce point, l’ironie, l’acuité donnent le vertige; les concessions territoriales de la langue font de nous des assistés du message subliminal omniscient, de la messe des annonces toujours fêtée : quelque chose serait toujours à dire (à écrire) et qui pourrait advenir.

Donc, cette œuvre d’une vie (Laupin parle Mallarmé comme François d’Assise parlait aux oiseaux) à ranger près des séminaires de Lacan et de Saussure Ferdinand. La langue est notre enclos privilégié, elle distingue l’humain. A la fois charge et trésor, elle incombe servitudes et vicissitudes basées sur l’oubli, la récompense, la réplétion. Fard terrible car qui la pense (la langue) est diantrement poussé à se taire, à ne plus s’en servir. Bartleby, Joseph K., Hölderlin, Antonin et quelques autres nous ont déjà indiqué la voie du silence paradoxal comme l’on dit du sommeil du même nom.

Emmanuel Loi